Dans la Somme, un notaire en accuse un autre de faux… lequel dit que c’est faux
Une notaire est accusée d’avoir fait signer des copies d’actes par sa clerc. À la barre du tribunal, elles ont nié fermement, criant au règlement de comptes.
Par GAUTIER LECARDONNELPublié:10 Avril 2024 à 17h00
Le jeune notaire avait pris sa plume à l’été 2022, et il n’avait pas fait dans la demi-mesure. « J’atteste sur l’honneur », avait-il écrit à plusieurs reprises pour dénoncer la consœur à qui il venait de racheter l’étude, à Doullens (Somme). Il avait ainsi pointé du doigt toute une série d’agissements illégaux au ministre de la Justice, au procureur de la République, et à la chambre départementale des notaires de la Somme.
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À la barre le mardi 26 mars 2024, il assume le pourquoi de cette délation : il voulait racheter les murs à sa prédécesseure, mais elle lui aurait indiqué qu’elle acceptait qu’à la condition de son renoncement à la clause de non-concurrence qu’ils avaient signée, lui interdisant de s’installer à moins de 100 km de Doullens (elle s’en défend, disant que la transaction ne s’est pas faite parce qu’il en voulait un prix « ridicule »). Puis il a appris que cette jeune femme avait eu la chance d’être tirée au sort dans le cadre d’un nouveau dispositif national visant à « ouvrir la profession », ce qui lui permettait d’ouvrir une nouvelle étude à Sains-en-Amiénois. Il a vu rouge : « Je n’avais pas envie qu’elle se réinstalle. J’ai décidé de porter à votre connaissance les faits ».
Il a dénoncé tout un tas de manquements, comme des testaments non enregistrés ou encore des fraudes au chômage partiel pendant la crise du Covid-19. Après enquête, le parquet a renvoyé en justice l’ancienne notaire de Doullens pour complicité de faux et sa clerc pour faux. S’il est aussi reproché un abus de biens à la principale prévenue – des travaux sur des locaux qu’elle aurait illégalement fait supporter à sa société – ce sont les faux qui ont cristallisé les débats lors du procès.Elles avaient mis en place un système. Je ne dis pas que toutes les copies étaient concernées, mais une grande majorité.
Pour le parquet, l’accusateur est crédible puisqu’il est « assermenté ». Et quand bien même les faux ne portent que sur des copies, et que cela n’a donc aucune incidence sur le plan notarial, il n’est pas admissible que la probité d’un notaire ne soit pas entière. Il requiert une interdiction d’exercer pendant 5 ans et une amende de 30 000 euros contre la notaire, une interdiction d’exercer dans un office notarial pendant 5 ans pour la clerc.
L’accusateur soutient avoir été témoin des faits au cours des quelques mois où il était salarié de l’étude, lorsque la notaire était donc sa patronne : « J’ai vu la clerc signer toutes les copies d’actes authentiques à la place de la notaire. Elles avaient mis en place un système. Je ne dis pas que toutes les copies étaient concernées, mais une grande majorité ». Pour appuyer ses propos, la secrétaire, qui exerce toujours à ses côtés et qui, insiste la défense, a depuis reçu une augmentation de salaire, témoigne à la barre : « Ça ne m’avait pas choqué dans un premier temps pare que je ne savais pas que c’était interdit ». Selon elle, « 60 % de 1500 copies » signées entre 2017 et 2020 sont concernées. Le comptable, licencié pour faute grave depuis la reprise de l’étude, n’a, lui, rien vu de particulier.
Seuls cinq documents ont fait l’objet d’une expertise
« Je n’ai jamais fait de faux, jamais ! », se défend la clerc de 41 ans qui a quitté l’étude après sa reprise, parlant d’un patron « toujours très agressif, énervé ». Les propos de la secrétaire ? « Elle ment en permanence. Et si ça peut faire plaisir à monsieur… » « Je n’ai jamais donné ce genre d’instruction ! J’avais largement le temps de signer ces copies, je ne vois pas l’intérêt que j’aurais eu à faire ces faux », assène la notaire, qui a fini l’audience en pleurs, parlant d’une « cabale ».
« Mais tous ces faux, où sont-ils ? », s’énerve Me Stéphane Diboundje en défense, qui met en doute la probité de l’accusateur – « si elle avait vendu les murs, il n’y aurait donc jamais eu d’histoires » – et la crédibilité de la secrétaire qui a avoué avoir fait des faux documents sur son lieu de travail à des fins personnels. Dans le dossier ne figure que cinq documents litigieux saisis lors d’une « perquisition » qui n’a consisté qu’en une visite des gendarmes à l’office, lors de laquelle ils ont pris ces cinq actes parmi une vingtaine que leur a transmis… le principal accusateur.
« L’un des deux ne dit pas la vérité, c’est évident. Et c’est inquiétant. »
Franck Delahousse, Avocat de la chambre départementale des notaires
La police scientifique les a expertisés. Ces signatures ont-elles bien été faites de la main de la notaire, ou de celles de sa clerc qui imite les siennes ? Les conclusions ne sont pas tranchées : les signatures ne sont pas parfaitement identiques, mais l’expertise ne dit pas formellement qu’il s’agit de faux, et s’ils le sont, qui les a faits. La défense de mettre au défi le tribunal de signer des dizaines de document avec des signatures parfaitement identiques… Elle plaide la relaxe. Pour Me Pascal Bibard, l’accusateur « a menti, il voulait monter un dossier. Comment peut-on lui porter du crédit alors qu’il a attesté sur l’honneur qu’il y avait eu des fraudes aux aides de l’État alors que cela a été vérifié et que c’est totalement faux ? »
Décision le 21 mai
Pour le parquet, l’accusateur est crédible puisqu’il est « assermenté ». Et quand bien même les faux ne portent que sur des copies, et que cela n’a donc aucune incidence sur le plan notarial, il n’est pas admissible que la probité d’un notaire ne soit pas entière. Il requiert une interdiction d’exercer pendant 5 ans et une amende de 30 000 euros contre la notaire, une interdiction d’exercer dans un office notarial pendant 5 ans pour la clerc. La chambre des notaires, qui laisse pour le moment le soin à la justice de trancher, avant de s’engager sur le plan disciplinaire, est en tout cas agacée par l’affaire. À l’issue des débats, son avocat, Me Franck Delahousse, a parlé de « frustration » : à ses yeux, une enquête plus poussée aurait peut-être permis d’y voir plus clair : « L’un des deux ne dit pas la vérité, c’est évident. Et c’est inquiétant ». La décision sera rendue le 21 mai.